Propos sur les joies modestes de l'existence
" Il est triste de constater que le rythme effréné de l'époque actuelle influe sur nous de manière néfaste et préjudiciable dès l'enfance. Cependant, ce phénomène semble inévitable. On peut regretter simplement que nos plus petites distractions soient depuis quelques temps elles aussi affectées par l'impatience moderne. Notre façon de jouir des choses est à peine moins fébrile et exténuante que la pratique de notre profession. Nous obéissons à la devise qui commande de "faire le maximum en un minimum de temps". Ainsi la gaîté diminue-t'elle malgré la multiplication des divertissements. Lorsqu'on a assisté aux grandes fêtes célébrées dans les villes ou dans les métropoles, lorsqu'on a vu les les lieux où l'on s'amuse dans les cités modernes, on garde à jamais le souvenir douloureux et et écoeurant de visages fiévreux et grimaçants au regard fixe. Cette forme de jouissance maladive, excitée par un éternel sentiment d'insatisfaction, mais aussi éternellement blasée, se retrouve également dans les théâtres et les opéras, voire dans les salles de concert et dans les galeries de peinture. Aussi est-ce rarement un plaisir de visiter aujourd'hui une exposition d'art. (...)
Pas plus que les autres, je ne connais le remède universel contre de telles anomalies, mais je voudrais simplement rappeler un vieux précepte personnel qui est malheureusement passé de mode aujourd'hui : il faut rester modérer pour jouir vraiment des choses de ce monde, et ne jamais négliger les joies modestes de l'existence.
Il s'agit donc de faire preuve de mesure. (...) La capacité à profiter des "joies modestes de l'existence" va désormais profondément de pair avec une conduite mesurée ; en effet les qualités que cette faculté présuppose, et que chacun possède à l'origine, tendent largement à s'étioler et à disparaître dans la vie quotidienne d' aujourd'hui, je pense ici à la gaîté, à l'amour et à la poésie. Ces joies modestes qui s'offrent notamment aux gens pauvres sont tellement disséminées dans la vie de tous les jours, tellement discrètes et multiples, qu'elles touchent à peine la sensibilité apathique de la majorité des hommes occupés à travailler ; elles ne sont pas spectaculaires, personne ne vante leurs mérites, et elles ne coûtent rien !
Au premier rang viennent celles que nous dévoile un contact quotidien avec la nature. Plus que tous nos autres organes, nos yeux maltraités et surmenés d'hommes modernes peuvent manifester une capacité inépuisable de jouissance si nous le voulons. En me rendant à mon travail tous les matins, je vois de nombreuses personnes qui marchent dans la même direction que moi ou dans la direction opposée. Elles viennent à peine de quitter leur lit, sont encore tout ensommeillées, et avancent dans la rue, pressées et frissonnantes de froid. La plupart d'entre elles marchent d'un pas rapide, les yeux fixés sur leur chemin ou tout au plus sur les habits et les visages des gens qu'elles croisent. Relevez donc la vie, chers amis, au moins une fois dans votre vie ! Quelque soit l'endroit où vous vous trouvez, vous pourrez apercevoir un arbre ou au moins une bonne partie du ciel. Il n'est pas nécessaire que celui-ci soit tout bleu car, d'une certaine manière, la lumière du soleil est perceptible en toutes circonstances. Habituez vous à contempler l'azur chaque matin pendant un instant ; vous sentirez tout à coup l'air autour de vous, la fraîcheur légère dont la nature vous a fait grâce entre le repos et le travail. Vous aurez alors l'impression que chaque journée possède une physionomie spécifique, un éclat particulier, à l'instar de chque pignon de maison. Accordez y un peu d'attention, et vous conserverez en vous jusqu'au soir les restes d'une sensation de plaisir, une petite part de complicité avec la nature. Progressivement, l'oeil devient à devenir l'intermédiaire qui nous révèle bien des détails charmants de notre environnement ; il s'habitue tout seul et sans difficulté à observer la nature et les rues, à saisir la drôlerie inépuisable des petites choses de la vie. La seconde moitié du parcours, celle où le regard développe une sensibilté artistique, est aussi la plus courte ; l'essentiel réside dans le commencement, dans le fait d'ouvrir les yeux.
Nous ne voulons pas être privés de la vision d'un pan de ciel bleu, d'un mur de jardin sous les branchages verts, d'un cheval robuste, d'un beau chien, d'un groupe d'enfants, d'un beau visage de femme. Quiconque a fait le premier pas peut apercevoir sur sa route des choses délicieuses, sans perdre une minute de son temps. Discerner ainsi ce qui nous entoure n'a rien de fatiguant ; au contraire, cela revigore et rafraîchit le regard, mais aussi tout le reste. Toute chose, même si elle est inintéressante et laide, exprime une signification qu'il faut simplement avoir la volonté de distinguer.
Lorsqu'on apprend à voir, on redécouvre la gaîté, l'amour et la poésie. Un homme qui cueille pour la première fois une fleur afin de la conserver près de lui au travail éprouve une joie de vivre plus intense qu'auparavant.
(...) Lorsqu'on a déjà observé les effets de la lumière sur une surface de couleur unie, sur un mur de maison par exemple, on sait à quel point l'oeil possède la capacité de se satisfaire et de jouir d'un rien.
Nous nous contenterons de ces quelques exemples. Plus d'un lecteur doit avoir songé à bien d'autres joies modestes : à la joie particulièrement exquise que l'on éprouve lorsqu'on respire le parfum d'une fleur ou d'un fruit, lorsqu'on écoute attentivement sa propre voix et celles des autres ou que l'on surprend des conversations d'enfants? On pourrait également citer la joie de fredonner ou de siffler un air, ainsi que mille autres petites choses qui forment une guirlande de menus plaisirs illuminant notre existence.
Je voudrais que tous ceux qui souffrent d'un manque de temps et d'enthousiasme s'efforcent d'éprouver chaque jour autant de joies modestes que possible, qu'ils réservent les plaisirs plus intenses et plus exigeants pour les périodes de repos, les moments véritablement propices.
Ce sont ces petites joies et non les grandes qui nous sont offertes pour nous permettre de recouvrer nos forces, pour nous délivrer et nous soulager des tensions quotidiennes."
Hermann Hesse, Propos sur les joies modestes de l'existence, 1899
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