"A tous les visiteurs, si vous apportez avec vous votre mets favori, salé ou sucré, si vous savez chanter ou danser sans retenue avec la légèreté du vent printanier et de la rivière en automne,si vous n'affichez pas un air suffisant ou affligé,alors nous partagerons la plus grande joie"



Santoka




dimanche 24 juillet 2011

Svetlana Marisova

Aujourd'hui j'entame une série de pages en l'honneur de mes haijins favoris.


Je commence avec Svetlana Marisova, une haijin néo-zélandaise rencontrée sur Facebook. Un article de Robert D Wilson, paru dans la revue Simply Haiku (http://simplyhaiku.theartofhaiku.com/summer-2011/simply-haiku/featured-haiku-poet-svetlana-marisova.html) nous la présente après l'introduction suivante :

"Il me revient de présenter cinq poètes de haïku dans la section haïku de Simply Haiku, afin de vous donner un aperçu de leur style et de leur vision. Il est assez classique pour un journal de présenter un ou deux haïku d'un même poète, cependant cela empêche le lecteur d'être en mesure d'appréhender son œuvre et d'apprendre de lui. Écrire le haïku n'est pas un passe-temps, c'est un chemin à prendre au sérieux. Quand je lis des haïku dans des publications en ligne, la plupart sont faibles, ne sont pas mémorables et disent peu.

Ce qui me surprend, c'est que certain poètes de haïku, après seulement un an de pratique occasionnelle, se sentent prêts à auto-publier leur livre de haïku. Soit ils sont savants, soit ils ont été amenés à penser qu'ils sont des poètes d'élite méritant une large base de fans. On ne maîtrise pas le haïku en quelques courts mois, ni même un an ou deux ou trois. Imaginez une personne qui prendrait des cours de formation à la peinture et qui, se sentant assez bon pour avoir sa propre exposition, s'y préparant, enverrait des photographies de ses peintures à diverses galeries d'art afin qu'elles envisagent de l'exposer; ou bien un adolescent qui prendrait des leçons de guitare pendant une année et enverrait des enregistrements à des majors de musique, se sentait prêt à devenir une star.

L'art est le produit d'un travail acharné, de la pratique, de l'étude, et du paiement de sa cotisation. Les journaux littéraire sérieux ne sont pas une vitrine pour amateurs. Quand ils le deviennent, ils perdent leur pertinence, et deviennent une autre de ces publications classées sous la rubrique : quand on en a vu un, on les a tous vus ... Peut être est-ce pour cette raison que la plupart des publications ne présentent qu'un ou deux haïku du même poète."


Personnellement, je trouve ces propos un peu durs et pour tout dire même un peu condescendants. Ils ne correspondent pas à ma vision du haïku qui est pour moi un art populaire ouvert à tous, enfants ou vieillards, riches ou pauvres, experts ou débutants, lesquels ont tous un droit égal à l'expression. Le poète talentueux sortira de toutes façons du lot, sans effort aucun, comme une pépite jaillit de la roche. Cela ne doit en rien empêcher les auteurs moins doués d'écrire des haïku si le cœur les y appelle. D'aucuns sentent le haïku de façon immédiate, d'autres se perfectionnent avec le temps, d'autres encore ne le comprendront jamais. Pour ces derniers, le travail le plus acharné ne sert à rien. Parmi tous ces auteurs de haïku, il en est aussi des géniaux qui, travailleurs ou inspirés, sont capables de ciseler des merveilles avec une facilité époustouflante. Ce qui nous amène à Svetlana Marisova :

Je ne sacrifierai pas la quantité à la qualité. En parlant de ça, Svetlana Marisova, nouvelle Editrice de Tanka et Webmaster de Simply Haïku, est une poète de haïku qui mérite une plus large attention. Elle prend son art sérieusement, lisant, étudiant, écrivant, éditant, ré-écrivant, affamée de grandir en tant que poète, et jamais satisfaite des poèmes qu'elle achève. Elle n'est pas un membre du troupeau, suivant le chef, fasciné par le joueur de flûte de Hamelin. Sa voix à elle est fraîche (...) Une fois encore elle a proposé plusieurs haïku. A quelques exceptions prêt, la plupart méritaient d'être exposés. Après en avoir discuté avec Sasa Vasic, nous avons décidé de faire une exception en ce qui concerne la règle des 5 haïku par présentation.

Lisez les haïkus de Svetlana Marisova. Ses haïkus sont un exemple éclatant de la qualité des haïkus que publie Simply Haïku."

Je m'arrête un instant sur ces propos. Au fur et à mesure que je traduis ce passage, je suis en effet frappé par leur virulence et leur arrogance. Voilà des termes qui ne me donnent guère envie d'aller creuser plus loin dans cette revue. J'irais - je le sais - toutefois, plus par curiosité envers plusieurs auteurs dont j'apprécie l'écriture que par intérêt pour ce type de commentateurs.


floating downstream - 4 syllables (short)
the burden of my shadow 7 syllables (long)
on a mayfly 4 syllables (short)

dérivant - / le fardeau de mon ombre / sur une éphémère

Le poème de Marisova répond à un processus de haïku biaisé, dans la lignée des enseignements de Bashô. Marisova fait bon usage du yugen fait de teintes et de suggestions, à l'opposé du "tout dire". De la même façon, le poète utilise ma (chambre de rêve) (???). Ces deux styles esthétiques jouent un rôle important dans la façon de remonter le non-dit à la surface. C'est la danse du non-dit avec le dit combinée avec un haïku qui laisse de la place aux interprétations multiples. Marisova se sert très bien des styles japonais (outils esthétiques) qui transforment le haïku en un medium qui dit beaucoup avec peu , par sa capacité à suggérer, teinter, couplée à une bonne compréhension du kigo.

Voici les mots qu'écrivait l'artiste Tosa Mituoki (1617-1691) à propos de la peinture, et qui s'appliquent aussi au haïku :

"Ne remplit pas toute l'image de lignes; applique aussi des couleurs en touches légères. Une certaine imperfection dans le dessin est souhaitable. Tu ne devrais pas remplir plus d'un tiers de l'arrière-plan. Comme tu le ferais si tu écrivais de la poésie, prends soin de conserver quelque chose. Le spectateur aussi doit y amener quelque chose. Si l'on intègre du vide à l'image, alors l'esprit le remplira."

Regardez attentivement ce haïku de Marisova. Elle ne dit pas tout, encourageant l'interprétation de ses haïku, l'exploration des corrélations entre ses mots et le Dao (chemin).

swan song ...
the limb-loosening rush
of dark feathers

chant du cygne ... / l'élan aux membres relâchés / des plumes sombres

L'utilisation de la juxtaposition par Marisova est créative, et bien pensée, laissant les lecteurs avec un mystère à interpréter en fonction de la mémoire culturelle, de l'enseignement et de l'éducation parentale tirés de l'expérience de chacun. Pourquoi l'élan ? Est-ce un cygne blanc attaqué par un prédateur aux ailes noires ? Le cygne est il lui même un de ces rares cygnes noirs et si oui, quelle est la cause de son empressement ? L'utilisation de "chant du cygne" pour commencer le haïku lui ajoute de la profondeur. Bien que le chant du cygne soit communément associé à une sérénité poétique, une juxtaposition efficace placera les opposés ensemble de façon à stimuler une pensée qui puisse composer une image entièrement différente.

Seule un haïku correctement écrit utilisant des outils esthétiques peut exprimer autant avec si peu. Svetlana Marisova fait bon usage de ses outils. Le zoka, pouvoir créatif de la nature, sculpte tout ce qui n'est pas fait de la main de l'homme. Il est imprévisible, jamais statique et d'un nombre de variables infini.

A votre tour maintenant. Lisez chaque haïku une première fois. Puis relisez chacun une deuxième fois. Que vous dit chacun de ces haïku ? Souvenez-vous, votre tache ne consiste pas à imaginer ce qu'est l'interprétation de Marisova. Vous l’interprétez, vous finissez le haïku avec vos propres interprétations. Ce faisant, chaque haïku devient un poème vivant, sans commencement ni fin, transcendant l'évidence, touchant profondément vos terminaisons synaptiques.


falling leaf,
do you forget
your roots?

feuille qui tombe, / oublies-tu / tes racines ?

first light ...
for a moment all colour
is this

première lumière ... / pour un instant toute couleur / est celle-ci

silent dance ...
the distance between,
pulsing in time

autumn rain -
the colour of birdsong
smudging

pluie d'automne - / la couleur des chants d'oiseaux / maculée

morphine ...
again my dreams
submerging

morphine ... / une fois encore mes rêves / submergés

pearl diving ...
haiku and tumours
from the depths

plongée aux perles ... / les haïkus et les tumeurs / des profondeurs

in the wind
what might have been ...
sleepless moon

dans le vent / ce qui aurait pu être ... / lune sans sommeil

the universe
suddenly personal ...
newborn child

l'univers / soudain personnel ... / nouveau-né


La traduction ampute ici doublement aux haïkus originels puisque d'une part, elle révèle ma propre interprétation de ces poèmes et que d'autre part, elle est - par le fait même de la traduction - infidèle. A fortiori à partir de la langue anglaise qui est si concise et si pratique. Néanmoins, on obtient une idée du style propre à Marisova, qui procède par la juxtaposition d'images, l'allusion, la suggestion et la concision. C'est sans doute ce qui me plait le plus dans son écriture, ce mystère permanent, ces lignes flous, cette souffrance et cette beauté, ces mots qui disent souvent la douleur, l'éphémère, l'émerveillement et l'urgence. C'est vers cette forme d'écriture que je me sens de plus en plus appelé, même si parfois je suis également subjugué par d'autres haïkus pétris ceux-là d'évidence, de simplicité, d'humilité et de quotidien.


Je poursuis par un aperçu des haïkus de Svetlana Marisova, traduits du mieux que j'ai pu.


winter gloom
staunching the flow
of light

morosité hivernale / endiguant le flux / de la lumière

twilight -
the chrysalis
forming

crépuscule - / la chrysalide / prenant forme

day by day
baptismal rain ...
open hands

jour après jour / la pluie baptismale ... / mains ouvertes

the colour
of the blackbird's song ...
winter warmth

la couleur / dans le chant du merle ... / chaleur hivernale

this raindrop
clinging to a leaf
all day long

cette goutte de pluie / s'accrochant à une feuille / le jour durant

Celui-ci est particulièrement émouvant. Svetlana Marisova est en effet sur le point de subir une opération chirurgicale en Russie, suite à une tumeur au cerveau. Ses poèmes sont empreints d'une grande tristesse, de ce profond attachement à la vie, de cette urgence, de cette soif d'images et d'amour.

juicy apple
and at the core
half a worm

une pomme juteuse / et au cœur / la moitié d'un ver

leave-taking
blinded with tears ...
winter smoke

prenant congé / aveuglée par les larmes ... / fumée hivernale

cold morning ...
reality drifts back
as a dream

matin froid ... / la réalité reflue / comme un rêve

dancing alone
in the twilight
a shadow

dansant seule / dans le crépuscule / une ombre

winter chill ...
some bird singing
her heart out

froid de l'hiver ... / quelque oiseau chantant / de tout son cœur

(ici la traduction ne rend pas l'idée, to sing out signifiant "parler fort", "se faire entendre" en même temps que l'image vient d'un personnage s'arrachant le cœur pour le donner)

from my dreams
distant rumbling ...
spider web

de mes rêves / le roulement lointain ... / toile d'araignée

morning chill ...
my breath merges
with the mist

froid du matin ... / mon souffle se fond / dans le brouillard


you ask
"what's on my mind?"
errant breeze


tu demandes / "à quoi je pense ?" / brise errante

winter chill -
still this outburst
of flowers!


froid de l'hiver - / pourtant cette explosion / de fleurs!

dormant seed,
why must you sprout
so early?


graine endormie, / pourquoi dois-tu germer / si tôt ?

wintry sky ...
these dark tumours
draining light


ciel hivernal ... / ces tumeurs noires / drainant la lumière

snow blanket ...
veiling the fire
within


couverture de neige ... / voilant le feu / à l'intérieur


these dark ages ...
sand waders gathering
before dawn

ces âges sombres ... / les échassiers se rassemblent / avant l'aube

Voici mon interpétation (toute personnelle) de celui-ci : dans cette période sombre où l'auteur s'apprête à affronter la mort, ses amis se rassemblent autour d'elle pour lui dire adieu et lui souhaiter bonne chance. Vient l'aube, le moment du départ et sa profonde tristesse. Mais on pourrait tout aussi bien imaginer les pluviers en tant que créatures de la nuit, venues, tels des vautours, profiter de son repos et de sa faiblesse. Tout est ici question de point de vue.

Bonne chance, Svetlana. Nos meilleures pensées t'accompagnent.


Kaikoura beach -
les puffins fuligineux
au grand complet

plage de Kaikoura -
the Sooty Cheerwaters*
in full

(*Shearwaters)

à l'ombre des sophoras ...


fuyant la chaleur, je bois légèrement et m'endors
profondément jusqu'au crépuscule

l'ombre des sophoras et des paulownias remplit presque la véranda avec un bonnet en soie bleue et un éventail en plumes la fraîcheur naît spontanément

du nectar de jade récemment filtré je dispose deux coupes,

sur une natte en bambou bien étalée où s'allonger à l'aise

un homme à cheval est venu de loin pour m'apporter des litchis de cinabre

dans une grande bassine d'eau froide trempe une pastèque émeraude parfumée

qui osera dire que vivre retiré au bord d'un lac est misérable ?

j'aime particulièrement les longues journées d'été interminables


Lu Yu