Ma chère marraine,
Je prends la plume
celle du paille-en-queue longue et blanche et trempée à l'encre bleue du ciel
pour t'écrire cette lettre
sur un papier doux bien doux comme la feuille de sauge
et te dire que je pense à toi
tu tries avec tes mains tachetées les grains noirs dans le riz blanc
tu écosses une après-midi verte humide et indolente
tu t'affaires dans un parfum du boucané bringelle ou de brèdes chouchou
tes mots la saveur des bichiques
tu ensoleilles les assiettes dépareillées et les jours de la nappe
tu couds les journées de paroles
tu marches, fière comme un piton de neiges éternelles
tu laves les soirées torrides dans l'eau fraîche de l'évier
toutes ces choses que tu fais
avec la force des vieux banyan
la largesse des bougainvilliers
et la douceur des fougères.
cela fait bien longtemps
si longtemps si douloureusement longtemps
le temps a saigné goutte à goutte
l'huile des géraniums puisé
à l'alambic de ma mémoire
mes souvenirs tout condensés dans le liquide trouble
dont il reste si peu mais qui parfume l'âme
que je n'ai pas pris de tes nouvelles
ton île ? ton pays ? ton quartier ? le marché ?
ta case ? ton jardin ? ta cuisine ? tes fleurs ?
tes amies ? ton mari ? tes enfants et les leurs ?
tes membres endoloris ? tes artères ? ton cœur ?
tes rêves ? tes envies ? tes plaisirs ? tes peurs ?
ici tout va bien
réveil métro boulot bouchons parking travaux béton bouffe apéros …
mais aussi les milles visages d'un trésor nouveau-né
et la première, qui est maintenant si belle et si sérieuse
et les mains chaudes de celle qui sèche mes larmes
et toi comment vas-tu ?
on m'a dit le ver qui ronge le traitement l'espoir ...
oh ce poids sur ma gorge quand on m'a dit ta peine
oh pas toi ma fière ma grande ma bienaimée marraine
cette douleur en toi, je l'aspire et la crache comme un venin !
oh non marraine dis moi dis moi que tout va bien
quel temps fait-il là bas ?
des nuées grises un ciel de cendre des terres brûlées un monde noir
la rage révoltée des cyclones de mars
ou les alizés bleus à plein poumons
et la tiédeur des plages de filaos ?
pries tu chaque jour les rouges autels de Saint Expedit
ou trouves tu la paix dans la fraiche blancheur des églises de Marie ?
j'espère te revoir bientôt
je sais que je ne te reverrai jamais
je pense fort à toi
telle que tu étais alors quand moi j'étais enfant
l'indestructible rire
la salangane
le riz étincelant
je t'embrasse
le même baiser débordant de tendresse que celui que tu fis au bébé que je fus
ton neveu
ton fils, ton père, ton mari,
l'amputé, l'orphelin, le sans-abri
celui qui t'aime, celui qui saigne, celui qui pleure
nous,
le dernier homme
l'astronaute à la dérive
dans le grand rien glacial et terrifiant
de la fin.
Vincent.
3 commentaires:
magnifique...que d'amour...
Oui, magnifique, terriblement magnifique jusqu'au frisson. Et pour moi doublement magnifique car j'ai vécu 11 ans là-bas quand j'étais enfant puis ado et toutes les saveurs de votre (notre ?)île me reviennent au nez et à la mémoire.
Michel Duflo (AFH)
Je suis "venue" relire ce texte qui m'a marquée il y a quelques jours. Très touchant même sans connaître l'île ni la personne...
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